JEAN ROUAUD : LES CHAMPS D'HONNEUR

Publié le par FRANS

 

Curieusement, les trajectoires des gouttelettes qui fil­traient à l'oblique, passé le premier agacement, créaient un climat de bonne humeur: l'attente déçue du miracle où la pluie glisserait sur nous comme sur les plumes d'un canard nous poussait à un règlement de comptes moqueur. Rapides, tendues, ou au contraire se posant en bout de course avec mollesse, les gouttelettes frappaient au petit bonheur le coin de l'œil, la tempe, la pommette, ou visaient droit au creux de l'oreille, si imprévisibles, aux paramètres si compliqués, qu'il était inutile de chercher à s'en prémunir, à moins de s'enfouir la tête dans un sac. Le jeu, bataille navale rudimentaire, consistait simplement à annoncer «Touché» quand l'une d'elles, plus forte que les autres, nous valait un sursaut, le sentiment d'être la cible d'un tireur inconnu. La seule règle était d'être honnête, de ne pas s'écrouler sur le siège, mimant des souffrances atroces, pour une goutte anodine. D'où des contestations souvent, mais en termes mesurés. On veillait à ne pas hausser le ton: la 2 CV de grand-père était un endroit solennel - non son armure comme le laissait penser l'état pitoyable de la carrosserie, mais sa cellule.

Une fois, une unique fois, il fut des nôtres, quand une goutte vint se suspendre comme un lumignon au bout de son nez et que, sortant de son mutisme, d'une voix couverte, voilée, de celles qui servent peu, il lança : « Nez coulé. » Nous cessâmes sur-le-champ de nous chamailler, presque dérangés tout d'abord par cette immixtion d'un grand dans notre cour, et puis, l'effet de surprise retombé, ce fut comme une bonne nouvelle, le retour d'un vieil enfant prodigue: grand-père n'était pas loin, à portée de nos jeux quand on l'imaginait à l'autre bout de son âge dans un bric-à-brac de souvenirs anciens - alors, soulagés, peut-être aussi pour manifester de quel poids pesait son absence, nous partons d'un rire joyeux, délivré, qui s'abrite derrière la compréhension à retardement du jeu de mots: ce nez qui coule clôt idéalement notre bataille quand, faute d'y trouver une fin, nous nous astreignions à ressasser toujours la même pauvre règle. Notre jeu d'eau improvisé se révéla définitivement impossible à reprendre, comme si d'un seul coup l'exclamation en demi-teinte de grand-père l'avait épuisé. En revanche, elle nous servit longtemps de constat désabusé à l'occasion de diverses catastrophes domestiques: du lait qui déborde de la casserole, de la lampe de poche qui flanche, à la chaîne qui saute du pédalier et à la montre arrêtée. (Editions de Minuit, p.13-14)

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