SYLVIE FREYERMUTH : J. ROUAUD la myopie et la mémoire

Publié le par FRANS

« Les porteurs de lunettes essuient machinalement leurs verres vingt fois par jour, s'accoutument à progresser der­rière une constellation de gouttelettes qui diffractent le paysage, le morcellent, gigantesque anamorphose au milieu de laquelle on peine à retrouver ses repères: on se déplace de mémoire. » (Les Champs d'honneur, p. 15) Outre le fait que la question de la myopie pose son empreinte sur toute la jeunesse du narrateur et qu'elle refera surface de manière cruciale dans L'invention de f'auteur, on ne peut s'empêcher de trouver 1I posteriori ce passage quasi­prophétique. Car l'œuvre roualdienne n'est-elle pas le fruit d'un incessant travail de la mémoire, une recherche obstinée de la bonne distance d'avec le monde qui permettrait de décrypter ses lignes déformées, une farouche et opiniâtre condensation de l'énergie attachée à cerner l'origine du désir d'écrire et le lien qu'il entretient avec la myopie de l'auteur ?

Selon le même procédé, Pour vos cadeaux contient le titre du roman suivant Sur la scène comme au Ciel. En effet, le qua­trième opus s'achève sur la mort de la mère, prise par traîtrise par la maladie, alors que dans son magasin elle luttait vaine­ment pontre l'adversité, pendant que les travaux de rénovation du village provoquaient des inondations fatales à ses réserves de porcelaines et de cristaux. Une mort « à la Molière» : « Vous vous rangez à l'avis de votre jeune sœur qui prophétise que votre mère mourra comme Molière, en scène, c'est-à-dire qu'on la retrouvera un matin enlaçant sa caisse, ou étendue parmi les fleurs artificielles de la Toussaint. Nous tombons d'accord. Pour elle, ce serait la meilleure fin. Et pour nous un, oui, un heureux dénouement à cette pièce dont nous entamons avec inquiétude l'épilogue.» (Pour vos cadeaux, 11-3, p. 168) La scène, c'est le commerce d'Annick Rouaud, ce qui représente une bonne partie de sa vie; le ciel évoque sa mort, mais non sa disparition puisque c'est seulement à partir de ce moment-là que Jean Rouaud parviendra à écrire librement sur sa mère, et d'une certaine façon s'efforcera de lui insuffler à nouveau la vie, jusqu'à lui donner la parole à travers des interventions post mortem. En revanche, L'invention de l'auteur n'est annoncé que bien plus discrètement dans les romans précédents et son arrivée est presque inattendue, puisque la fin de Sur la scène comme au Ciel semble consacrer la sérénité enfin retrouvée et le repos promis aux illustres familiers: « Après avoir beaucoup abusé de vous, de votre temps de vie, je vous rends à vous­mêmes, mes familiers illustres, je vous laisse en paix. » (ibid, V -1, p. 189) C'est une heureuse surprise de voir paraître cette œuvre dans la lignée de l'histoire familiale, puisqu'elle justifie­ra in fine les fondements même de l'écriture rouald ienne et re­viendra, de manière critique cette fois, sur les motifs les plus importants qui ont traversé toute l'oeuvre.

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