Une nouvelle de Michel DARCHE : Poste restante à Aix

Publié le par FRANS

La journée promettait d'être belle. Le soleil se levait sur les collines proches. Une fois la ville traversée, nous prendrions bientôt l'autoroute Auxerre-Nord. A la mi-journée nous serions déjà arrivés à Villeneuve-les-Avignon. Il y aurait beaucoup de fraîcheur encore sous les platanes, le chant des cigales serait assourdissant. Chaque année, nous y passons une quinzaine de jours pendant le festival: camping, piscine, lecture aux heures chaudes et surtout, surtout théâtre... Catherine conduisait en silence. Juste devant l'hôpital, le feu était au rouge. Silence dans la voiture, rues désertes, façade blafarde de l'hôpital, des carrés de lumière à certaines fenêtres: on ne dormait pas, on ne dormait plus, on n'avait pas dormi... « Ten fais une tête, tu n'es plus content d'aller à Avignon?»
Le souvenir de Quentin Lefaur m'était brusquement revenu en tête. A Catherine, je n'avais jamais raconté toute l'histoire, celle de Quentin Lefaur et de sa chère petite fille... Lefaur était un collègue, prof de gym comme on dit. Arrivé dans mon collège depuis quelques années, sa bonne humeur, sa gouaille, son optimisme faisaient plaisir. Certes, ses propos un peu entiers choquaient bien certains d'entre nous, mais, son allant tonique réussissait auprès des élèves.
Or, un jour, brusquement, il changea. Il maigrit. Il allait d'un pas lourd et lent; en salle des professeurs, assis, désormais quasi-muet, il écoutait nos propos, la paupière lourde. Que s'était - il donc passé? Je devais l'apprendre bien malgré moi. Un après-midi, je faisais des achats à Décathlon; près du rayon marche-randonnée-trekking, je tombe sur Quentin, livide, immobile, raide, comme tétanisé, le regard fixe, une main crispée sur une paire de chaussures de jeune fille. J'esquisse un bonjour hésitant, je crois qu'il bredouille quelque chose. Finalement, gêné, je le quitte très embarrassé... Mes achats terminés, j'allais remonter dans ma voiture; je ne l'avais pas vu; il m'attendait. Dans ses yeux, je compris vite qu'il voulait me parler. Je ne dis rien: il me parla avec cette pudeur qu'ont parfois certains hommes entre eux.
Sa femme l'avait quitté, brusquement. Pour un plus jeune, de dix ans plus jeune qu'elle. Leur fille de neuf ans, Louise, elle l'avait emmenée. Il ne savait où. Il ne pouvait que lui écrire, à une poste restante, quelque part dans le Midi. Plus de cinq mois qu'il ne l'avait plus revue. Il me demanda: «Ça fait mal longtemps? Toi aussi, elle est partie...» Puis, d'un étrange sourire me montrant son achat: « Tu crois qu'on peut envoyer un paquet, ces chaussures, par Poste Restante? » Je ne savais pas... Il s'était mis à preuvoir, une petite pluie, drue, froide, bourguignonne, qui vous refroidit jusqu'à la moelle, l'air de rien. L'eau luisait, coulait sur le goudron en pente du parking. J'avais un trou à une semelle; nous nous sommes quittés.
Arrivé chez moi, je lui écrivis une longue lettre, hâtive et dense; je lui écrivais tout ce que je n'avais pu lui dire, pas seulement à cause de mon pied trempé, pas seulement à cause de cette étrange pudeur d'hommes. De la plume du stylo, ma lettre s'était écoulée avec une aisance peu coutumière chez moi: sans brouillon, sans rature, sans même cette pénible gêne que, gaucher contrarié à l'enfance, j'éprouve le plus souvent après une première page. Comme si elle s'était formée en moi depuis longtemps, mentalement distillée au cours de nuits d'insomnie, elle se coulait en douceur en l'encre noire des mots. Dans l'obscurité humide de la grotte, après leur lente descente au travers des sols, les gouttes, si petites soient-elles, par leur suintement, leur nombre et le temps finissent par donner forme à la stalactite... Le flux enfin a tari. Sans même me relire, je mis le feuillet sous enveloppe. Demain matin, il serait dans le casier de Quentin.
Je lui écrivais, souvenir amer, ma séparation. Je lui décrivais le besoin de ne plus avoir de contacts humains autres que professionnels, la difficulté de fixer son esprit, et donc, l'impossibilité soudaine de lire, après quelques lignes l'attention s'envole, l'œil revient et puis c'est le même envol, la difficulté à suivre une conversation, le peu d'envie de répondre au téléphone. Je lui écrivais les longues soirées de cendres, les longs tunnels devant le téléviseur, les excès de boissons. Je lui écrivais les plongées brusques dans le sommeil, les réveils en sursaut vers trois heures du matin, et l'insomnie jusqu'au moment de se lever, enfin. Je lui écrivais avec une manière de malignité sournoise, dont j'étais vilainement conscient et qui me fait un peu honte aujourd'hui, que ça durerait deux, voire trois ans. Très faux-cul, je lui écrivais que certaines femmes, mères d'adolescentes, ne supportent pas les premières amours de leur fille, et se jettent sans retour dans les bras d'un plus jeune: méchante explication par ricochet, teintée de misogynie facile, du sous-Dolto mal réchauffé certes, mais qui se vérifierait... Le lundi suivant, en salle des profs, une surprise m'attendait dans mon casier: non pas une lettre réponse de Quentin; confusément je l'imaginais mal m'écrire; mais une enveloppe de couleur jaune à lui adressée d'une écriture vaguement enfantine et déjà décachetée, tamponnée dans le Midi; une lettre de Louise sans doute. Après quelques secondes d'hésitation et un furtif regard derrière moi, je la cachai dans une poche. Pour la lire, j'attendrais le soir.
Ce fut comme une exhalaison de fraîcheur. Avec des mots simples mais justes, si justes, l'enfant s'exprimait par courtes phrases, la naïveté même de son orthographe ravissait; elle donnait à sentir, elle donnait à voir; la lecture finie, une image de bouquet coloré persistait à mes yeux, rémanence vive et bigarrée, celle éprouvée à marcher au soleil, yeux fermés... Le lendemain, je remettais le bouquet dans le casier de Quentin. Les jours suivants, il nous arrivait de nous croiser, au hasard des couloirs du collège: nous n'échangions aucun mot mais des regards d'une profonde expressivité, regards que, modeste comédien - amateur, j'aurais aimé reproduire sur scène.
Au fil du temps, d'autres lettres de Louise apparurent dans mon casier. Y étaient évoqués, toujours avec la même grâce fleurie, les petits faits d'une vie de petite fille. Puis il me sembla que le rythme s'en ralentissait. Et, un jour, tout cessa. D'ailleurs Lefaur était devenu comme invisible, il allait désormais faire cours au gymnase sans plus passer par notre salle; aussi discret, il repartait. Un sombre pressentiment me faisait tressaillir parfois. Enfin, il manqua. D'un haussement d'épaule, je chassais mes inquiétudes.
Or un matin, à l'arrivée au collège, j'apprends que mon ami est à l'hôpital depuis quelques jours. Quelques minutes suffisent pour m'y rendre en voiture. Rongé d'inquiétude, me voilà dans sa chambre. Je frappe, j'entre. Surprise: assis en travers de son lit, un chevalet devant lui, il peint. Avec un grand sourire: « Ah ! c'est toi! Tu vois, je me suis remis à l'aquarelle!» Je ne savais pas même qu'il faisait de l'aquarelle. Dans le métier, le prof de gym est, aux yeux d'autres enseignants, ce que la musique militaire est à la musique. Alors Quentin, un aquarelliste, artiste fugace des couleurs et de l'eau! ... Un bouquet vif occupe devant lui un coin de la chambre: il le croque, j'imagine. Je m'approche. Non, un portrait, un portrait de jeune fille, et de mémoire donc. Je me hasarde: « Louise?
 - T'as deviné !
- Euh... t'ras des nouvelles?
- Oui... j'ai des nouvelles... Tu penses... »
Il me raconte. Intarissable. Comme jamais. De nouveau, j'avais cours. Je devais partir. Je reviendrais. A mon retour, il en aurait terminé. Salut. Cest fou la joie qui m'exaltait quand je quittais l'hôpital: l'escalier descendu quatre à quatre, dehors les oiseaux chantent plus fort, le vert est plus vert, le bleu plus bleu, les femmes plus femmes.
La journée passa vite. De retour chez moi, j'allai machinalement au répondeur qui clignotait un message.
«C'est l'hôpital d'Auxerre, Monsieur... Monsieur ..Quentin Lefaur est décédé ce midi, peu après votre départ. Nous sommes désolés. Pourriez-­vous passer reprendre vos lettres. » J'allai directement à sa chambre. On avait rangé. Il était allongé, pas encore blanc, pas encore froid. Nous étions seuls. Un paquet de lettres remplaçait le bouquet. Un ruban jaune les enserrait, que je défis: la mienne au dessus, les autres étaient de Louise, je les reconnaissais toutes. La petite avait donc cessé d'écrire. Son père m'avait menti. Je le regardais avec une tristesse infinie. Il en avait terminé. Je me rappelais sa dernière parole de ce matin. Sous le lit dépassait le coin d'une enveloppe jaune. La ramasser, l'ouvrir, lire.

Papa, Maman voudrait qu'on ne s'écrive plus. Ta Louise, Aix, Mardi.

Le bruit de la voiture sur l'autoroute me revient aux oreilles. Je remarque aux toits d'un village les tuiles romaines. Nous avons quitté la Bourgogne, nous approchons. Il est temps de sortir de mon silence: «Tu crois qu'on peut expédier un paquet par Poste Restante, par exemple une aquarelle roulée? »­

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